Recourir à un numéro vert pour ses salariés en souffrance est devenu monnaie courante. Une réponse commode des entreprises à leur obligation de prévention. Et une activité appréciable pour des psychologues confrontés à la précarité.

Les hotliners du stress au travail
Deux nuits par mois et un week-end sur six, Renaud Da n’est qu’une voix au ­téléphone. Pour le compte d’un cabinet de prévention en risques psychosociaux (RPS), dont il préfère taire le nom, ce ­psychologue libéral de 61 ans répond aux appels de salariés anonymes en détresse. «Par méfiance, certains –mais ils sont rares– me soupçonnent d’être au service du DRH», raconte ce professionnel chevronné et adepte de la thérapie à distance. Car ceux qui composent le numéro vert ignorent qui est au bout de la ligne. Ce premier échange entre inconnus est parfois électrique. Inspirer confiance est d’ailleurs la mission première des psychologues diplômés qui se relaient 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 sur les hot-lines. Ils prêtent l’oreille à des salariés en état de stress : du coup dur aux querelles avec la hiérarchie, des crises d’angoisse jusqu’aux menaces de suicide…

Impossible de connaître le nombre total de ces psychologues : personne ne les recense. Les employeurs ne sont guère bavards, et les intéressés pas davantage, l’activité n’étant pas considérée comme noble. Seule certitude, le secteur s’est beaucoup développé depuis dix ans, avec la montée des RPS. Après la vague de suicides chez Orange, l’accord interprofessionnel sur le stress de 2008 a réaffirmé l’obligation de résultat à la charge des employeurs. Pour prévenir les risques, les numéros verts constituent une réponse commode, adoptée par beaucoup d’entreprises.

Résultat, les prestataires ont fleuri. Et les praticiens aussi. Selon les cabinets, on en compte quelques-uns ou plusieurs dizaines. L’organisation de cette activité diffère selon les cas. Chez Psya, l’un des pionniers du secteur, ou chez QualiSocial, les ­appels sont traités en interne par des salariés. Les consultations téléphoniques ne représentent d’ailleurs qu’une part de leur activité, à côté de leurs actions de terrain : gestion de crise, permanences sur site… Chez certains de leurs concurrents, comme Éléas, Axis Mundi ou Icas, une ­partie des interlocuteurs est free-lance. Et sur les plates-formes plus récentes, spécialisées dans la prise en charge téléphonique, les indépendants constituent la quasi-totalité des recrues. À l’image de PsyFrance Assistance, né en 2010, qui compte une cinquantaine de professionnels extérieurs. Ou de Pros-Consulte, créé en 2009, qui travaille avec une trentaine de psys.

Praticiens expérimentés.
Ces ­missions sont confiées en priorité à des psychologues confirmés. C’est par exemple le cas chez Éléas. Mais aussi chez QualiSocial, où les recrues ont une expérience moyenne de treize ans. La plupart des cabinets prisent les cliniciens qui ont déjà pratiqué et connaissent le monde de l’entreprise. Avec, idéalement, un diplôme en psychologie du travail. «Les collègues trop jeunes ne sont pas forcément à l’aise avec l’exercice, car on ne peut pas préparer ces entretiens. Il faut faire preuve d’un sens clinique aiguisé pour poser le bon diagnostic. Et donc avoir beaucoup de ­pratique», souligne Céline Verley, intervenante chez Pros-Consulte. «Au téléphone, c’est souvent plus intense et difficile qu’en face à face. Il faut être encore plus dans l’écoute, faire preuve d’une grande souplesse face à des situations extrêmement diverses», abonde Renaud Da. «L’appelant vous fait immédiatement entrer dans son intimité, sans retenue. On reçoit une forte charge émotionnelle», confirme Antonin Commune, 27 ans, qui a travaillé pendant deux ans dans le secteur pour financer sa thèse.

Preuve que la porte n’est pas fermée aux jeunes diplômés. Ces derniers sont en effet plus prompts à assurer des astreintes pendant les soirées ou le week-end. «Les praticiens avec vingt ans d’expérience ont une patientèle et des activités plus établies. Ils n’ont pas forcément envie que leur vie de famille soit perturbée», justifie Patrick Amar, directeur général d’Axis Mundi. Dans son entreprise, une dizaine d’intervenants en «extra», installés en libéral ou en autoentrepreneur, travaillent hors des heures de bureau ou font des remplacements. Un job d’attente qui peut s’avérer bien utile vu les difficultés d’insertion sur le marché de l’emploi. Un appel d’air, en quelque sorte, pour cette profession faiblement rémunérée, sujette à la précarité. «Il s’agit d’une manne pour ceux qui exercent à l’hôpital ou en libéral comme activité principale», explique Bruno Lefebvre, fondateur du cabinet de conseil en prévention du stress AlterAlliance.

Rétributions variables.
Les structures restent discrètes sur la rémunération de leurs psychologues. Normal, leur rentabilité en dépend. «Chez nous, ils sont payés à l’appel, à des tarifs équivalents à leurs consultations en face à face», confie le président de PsyFrance Assistance, Benoît Hérard. D’un cabinet à l’autre, la paie peut inclure des primes d’astreinte ou des bonus pour travail le soir, la nuit, les week-ends. «Cette activité assure environ 30% de mes revenus, le reste provient de mes interventions sur site et de mes propres consultations», note Céline Verley.

Cette spécialiste de la souffrance au travail est l’un des visages souriants de Pros-Consulte. Son portrait est affiché sur le site Internet de la plate-forme, au milieu d’une trentaine d’autres. Depuis quatre ans, la quadra tient le combiné une nuit par semaine en week-end, et en journée lorsqu’elle n’a pas de rendez-vous. Elle est rémunérée au forfait et à la demi-heure de consultation. Les conditions tarifaires peuvent être satisfaisantes, de l’ordre de 40 à 60 euros l’heure, ou non. « Des réseaux peu structurés m’ont proposé 10 euros l’heure », raconte-t-elle.

Le fonctionnement en réseau a l’avantage d’être peu contraignant pour les psys indépendants. «J’ai travaillé pour un cabinet pendant quelques mois, d’une à deux demi-journées par semaine, notamment entre 6 heures et 13 heures», indique Sylvie, une psychologue clinicienne libérale de 44 ans. Une sorte de travail à la carte. Le cabinet Éléas, par exemple, exige de sa quarantaine de psys qu’ils assurent, au moins, deux plages de six heures par mois. Un niveau d’engagement ­minimal mais suffisant pour tenir ­l’objectif du zéro coup de fil manqué. Car ces spécialistes du numéro vert connaissent des périodes de pic.

«Selon les plages, on sait que le volume d’appels n’est pas le même. Et toutes les entreprises n’en génèrent pas non plus autant. Dans le cadre d’une réorganisation d’usine, par exemple, les lignes sont très peu utilisées. Mais la réception de ces appels se justifie en raison de leur caractère critique», précise la directrice clinique d’Éléas, Aude d’Argenlieu. «Plus de 95% des appels arrivent en journée, entre 9heures et 20heures», complète Patrick Amar, d’Axis Mundi.

Les psychologues mobilisés la nuit peuvent donc dormir tranquille ! Ou presque. Car en période d’astreinte, pas question de vaquer librement à ses activités. «Vous êtes toujours sur le qui-vive, à guetter les appels», témoigne Sylvie. Lorsque le téléphone sonne, mieux vaut éviter d’être au volant de sa voiture…

Par Catherine Abou El Khair 23/02/2015 Liaisons Sociales Magazine

Article publié le Lundi 23 Février 2015

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