Nous avons tous été confrontés, de près ou de loin, à cette addiction au travail : un proche qui regarde sans cesse ses e-mails, même pendant les réunions familiales, un collègue qui fait des journées à rallonge, tous les jours, y compris les weekends, ou nous-même, à un moment de notre vie, ou le travail prend un place très importante. Jusqu’où peut aller cette addiction au travail ? A quel moment faut-il sonner l’alarme ? Quelles sont les astuces pour ne pas tomber dedans, y replonger ou en sortir ? Nous avons abordé le sujet avec Gwenael Dinety, psychologue clinicien et également psychologue sur notre plateforme d’écoute. Il répond à nos questions :

À quoi reconnaît-on un workaholic ?
Nous avons tous en tête des images de ce que pourrait être un alcoolique du travail, un « bourreau de travail ». Nous connaissons tous des artisans, levés à l’aube et couchés le soir passé, weekend compris, des collègues de bureau qui arrivent les premiers, repartent les derniers; des professionnels, qui envoient ou répondent à des mails en fin de soirée, le weekend… D’ailleurs cela nous arrive probablement aussi ! Nous avons probablement tous vécu (ou aurions aimé vivre) des épisodes similaires dans notre vie : premières semaines dans un nouveau poste, après une promotion, pendant des examens…

Donc cela pourrait être une bonne chose finalement d’être « accro au travail » ?

Le terme japonais pour désigner le « workaholisme » est Karōshi ce qui, littéralement, signifie « Mort par le travail »… En français, je trouve que le terme « boulimique du travail » image bien les mécanismes sous-jacents. Il est important d’être motivé et responsable dans sa vie professionnelle et ce sera toujours un atout et pour le travailleur et pour son travail, ses collègues… La vie professionnelle est une importante source de gratification. Financière, bien sûr, mais nous devrions tous pouvoir trouver du plaisir et de la fierté dans la réussite de nos objectifs, dans les échanges avec nos collègues, dans la maîtrise de nos tâches.

Au final, c’est un comportement positif, voire souhaitable, qui finit par devenir néfaste ?

Il est normal de vivre des périodes parfois plus intenses (bilans annuels, importants changements…), cependant, ce surinvestissement exceptionnel ne peut qu’être temporaire. Chacun de nous choisissons d’investir une certaine part de notre énergie dans le travail et aujourd’hui les emplois sont de plus en plus demandeurs de cet investissement. Pour augmenter le rendement, pour compenser des absences, pour faire face à une surcharge qui devient la norme. Et nous avons de plus en plus d’outils pour rester « connecté » : smartphones, ordinateurs portables, télétravail…

Lorsque ces périodes de surinvestissement perdurent, lorsqu’elles deviennent excessives, l’état de tension devient permanent : c’est tout le corps et l’appareil psychique qui s’épuisent. Toutes les fonctions physiologiques sont de plus en plus perturbées, exacerbées ou inhibées : appétit, sommeil, digestion, sexualité… De même, la cognition est perturbée : attention, mémorisation, concentration, logique, etc. La sphère relationnelle également, notamment du fait d’un manque d’investissement croissant avec les conjoints, les enfants, les amis. Même le chien ne vous reconnaît plus (d’ailleurs, vous ne vous souveniez même pas en avoir un…).

workaholic, isolementÀ quel moment la situation bascule-t-elle ?

C’est évidement dans l’excès que l’on observe la rupture de cet équilibre qui transforme ce qui était une ressource, en drogue. Ce qui doit nous alerter, c’est le fait que l’investissement dans la vie professionnelle vienne se substituer à d’autres besoins ou activité : vie de couple, sport, loisirs… « Mon travail, c’est ma vie » entendrez-vous peut-être. Tout ce qui a trait à la sphère professionnelle prend alors une importance croissante, jusqu’à devenir plus important que d’autres tâches que l’on aimait avant : les grasses matinées, les sorties après le boulot avec les collègues, puis c’est le bain des enfants le soir, le repas avec sa famille et puis les weekends ou les vacances, et puis tous les petits moments de la journée parce que vous surveillez vos mails, parce que vous surveillez un problème… Mais si la situation peut réellement dégénérer jusqu’à la mort subite (Karōshi), il y a bien sûr une évolution progressive, avec des signaux d’alerte. Il ne faut pas oublier que c’est véritablement un comportement de dépendance qui se met en place. Comme dans toute dépendance, ce qui est au début source de plaisir devient ensuite l’objet persécuteur, source de stress, d’une préoccupation permanente : une réelle obsession du travail phagocyte peu à peu tous les aspects de la vie.

Ce serait ce côté excessif, et le fait que cela pèse sur le reste du fonctionnement familial, social, biologique qui signerait l’entrée dans un fonctionnement pathologique ?

Oui, mais ces signaux ne sont pas souvent entendus tout de suite. Ou, s’ils le sont, le problème qu’ils annoncent reste méconnu. « C’était juste un petit malaise, ça m’arrive de temps en temps en ce moment. », « C’est bientôt les vacances, ça va aller ! ».
Il va alors falloir que survienne un incident, la goutte d’eau qui fait déborder le vase, pour qu’il y ait prise de conscience. Malheureusement, parfois, quand il suffirait d’une goutte, c’est toute une vague qui arrive : un grave accident, un conflit important, un décès… Du fait d’un état de fragilité, la décompensation peut être violente. Et le temps pour récupérer ensuite également.

Comment peut-on se sortir de ce cercle vicieux une fois que l’on est entré dedans ?

Il s’agit d’un comportement boulimique au sens propre du terme : l’investissement dans le travail amène un besoin encore plus grand de reconnaissance dans le travail. Lorsque cette reconnaissance est insuffisante ou fait défaut, l’investissement est encore accru, ce qui accroît encore le besoin de reconnaissance. Le cycle est naturel (il faut savoir persister), mais là, il ne peut plus s’interrompre et son intensité devient excessive : le moindre accroc dans l’engrenage retentit violemment sur le plan émotionnel. Pour réutiliser, à bon escient, ces comportements, le premier pas serait de prendre conscience de la dégradation continue de la situation. Ensuite de ne pas négliger ses autres investissements (loisirs, amis, famille, etc.) en dehors de la sphère professionnelle, mais aussi de poser des limites aux comportements quotidiens liés au travail, c’est le « droit à la déconnexion » dont on parle de plus en plus. Souvent, il importe également de prendre conscience d’un traumatisme ou d’une blessure. Une plaie que l’on aurait pansée avec le travail, pour oublier, se reporter sur autre chose ou pour changer, se trouver une nouvelle identité.

L’accompagnement par un professionnel peut faciliter l’identification de ces comportements et l’écoute des signaux d’alerte que l’entourage ou le corps ont déjà parfois commencés à envoyer. C’est-à-dire, intervenir le plus en amont possible, lorsque les mauvaises habitudes, voire les dégâts, sont encore minimes. Il n’est pas vraiment nécessaire d’attendre un arrêt maladie forcé et prolongé pour échanger avec un psychologue. D’autant plus qu’il est souvent possible d’agir à la fois sur la sphère professionnelle : changer ses habitudes, son fonctionnement, gérer différemment les demandes des collaborateurs, et sur la sphère personnelle : limiter son investissement, gérer son stress, prendre conscience des signaux d’alertes, des souffrances engendrées, des adaptations et des solutions possibles…