L’été de trop : récit d’une DRH sous 39 °C
Il est 16h12, le 18 juillet 2024. Julie, DRH d’une PME industrielle du Sud-Ouest, regarde l’hygromètre s’affoler : 39 °C dans l’open-space, 61 % d’humidité. La climatisation vient de s’arrêter.
En l’espace de quarante-cinq minutes, elle doit gérer :
- un éclat de voix entre deux chefs d’équipe au sujet d’un planning banal ;
- une erreur de saisie qui efface deux jours de commandes clients ;
- trois malaises vagaux, dont un nécessitant l’intervention des pompiers ;
- dix-sept mails rageurs réclamant des ventilateurs « immédiatement ».
En sortant sur le parking devenu poêle à frire, Julie comprend que la vague de chaleur, ou stress thermique, n’est plus seulement un sujet d’hydratation : c’est un risque psychosocial. Ce phénomène peut fissurer la cohésion d’équipe, altérer la performance cognitive, et aggraver les risques psychosociaux au sein de l’organisation.
Quand elle alerte son COMEX, on lui répond d’abord : « On a connu pire ! ». Trois semaines plus tard, les indicateurs RH parlent d’eux-mêmes : absentéisme + 14%, erreurs qualité +19 %, satisfaction client – 8%.
Ce jour-là, Julie se jure d’inscrire la température dans son plan d’action QVCT , pour prévenir les risques psychosociaux liés à la chaleur. Son histoire n’a rien d’isolé : elle illustre un choc silencieux qui frappe déjà nombres d’entreprises européennes.
1. Pourquoi la chaleur perturbe-t-elle notre cerveau ?
1.1. Thermorégulation vs cognition : le duel énergétique
Le cerveau représente 2% du poids du corps, mais jusqu’à 20% de la dépense énergétique. Quand la température corporelle s’élève, l’hypothalamus déclenche un vaste plan d’urgence pour maintenir la vie : dilatation des vaisseaux, sudation, accélération cardiaque. Cette mécanique mobilise glucose et oxygène au détriment des fonctions dites « supérieures ». Résultat :
- Perte de mémoire de travail : retenir une consigne dépassant dix secondes devient un effort.
- Diminution de la vitesse de traitement : chaque décision prend plus de temps, surtout les choix complexes et multidimensionnels (gestion de crise, arbitrages budgétaires, négociation).
- Brouillard exécutif : planifier, hiérarchiser, inhiber les impulsions s’avère plus difficile.
Selon un rapport du l’Organisation internationale du travail (OIT), travailler par des températures supérieures à 24-26°C ralentit la productivité. Au-delà de 30°C, cette productivité chute de moitié (Rapport Oxfam). Les pertes de productivité sont plus ou moins importantes selon l’activité. Mais la statistique la plus frappante est qualitative : la tolérance sociale fond aussi vite que le mercure grimpe.
1.2. Sommeil fragmenté, anxiété amplifiée
Les nuits tropicales empêchent une baisse thermique indispensable aux cycles de sommeil profond.
L’Organisation météorologique mondiale (OMM) avertit que les nuits tropicales (températures très élevées la nuit) augmentent les réveils nocturnes et réduisent notamment le sommeil profond, essentiel à la récupération.
Une étude parue dans la revue Nature, et réalisée par une équipe de chercheurs chinois, montre que lorsque la température augmente de 10 ºC, la durée de sommeil sur une nuit diminue de 9,67 minutes, en particulier le sommeil profond.
On observe également une augmentation du cortisol (hormone du stress) au réveil ainsi qu’une baisse de l’empathie.
La privation de sommeil accentue irritabilité, anxiété et symptômes dépressifs. C’est le carburant d’un cercle vicieux : la journée chaude prépare une nuit mauvaise, qui prépare une nouvelle journée plus vulnérable encore.
1.3. Chaleur et humeur
Une exposition prolongée à 32–35 °C peut entraîner :
- une plus grande sensibilité aux stresseurs sociaux ;
- une augmentation de la rumination (tendance à ressasser les problèmes) ;
- une augmentation de la prise de risque accidentelle (conduite routière, usage machines).
Autrement dit, la chaleur n’est pas seulement un inconfort, c’est un modulateur biologique de nos émotions et de nos comportements.
2. Chaleur au travail : conséquences psychosociales
2.1. Chaleur et tensions en open-space : pourquoi les incivilités explosent
Les études de terrain révèlent que le climat tendu – au sens météorologique – alimente les incivilités (interruptions brusques, remarques désobligeantes, hausse du ton…).
Le mécanisme est simple : la capacité à gérer les émotions négatives diminue, les filtres sociaux sautent, la pulsion immédiate se libère. L’équation devient explosive si des tensions pré-existantes (objectifs élevés, restructuration, surcharge) sont déjà là.
2.2. Erreurs humaines et décisions hâtives
La chaleur peut impacter toutes les activités. Dans les services support par exemple, on peut noter des e-mails envoyés sans relecture, des réunions importantes annulées, des oublis de sauvegarde. Dans d’autres métiers, on peut apercevoir une augmentation des non-conformités produits par exemple. La chaleur provoque un lâcher prise cognitif, souvent sous-estimé car perçu comme inoffensif.
2.3. Démotivation, désengagement et attrition latente
De fortes chaleurs qui persistent sur le long terme peuvent entraver l’engagement au travail. Les salariés peuvent ressentir un sentiment d’injustice si la Direction de l’entreprise n’a rien prévu pour contrer la chaleur. Par conséquent, cela peut entraîner une perte de sens « pourquoi faire tant d’efforts si on nous laisse dans cette chaleur ? ». Le risque de départ de l’entreprise est alors présent.

3. Chaleur en entreprise : risques juridiques, RH et réputationnels
3.1. Quelles obligations légales face à la chaleur en entreprise ?
Le Code du travail (art. L.4121-1) impose à l’employeur de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. ».
Le Décret « risque chaleur » de mai 2025 étend l’obligation d’intégrer les vagues de chaleur au DUERP et prévoit des niveaux d’alerte gradués basés sur la vigilance météo. Dans le BTP, le dispositif « chômage intempéries canicule » permet une indemnisation pour les salariés concernés.
Pour les directions, ignorer le facteur thermique devient donc un risque pénal (accident du travail aggravé) et un risque social (grèves, impact sur l'image).
3.2. L’équation réputationnelle
Les nouvelles générations sont particulièrement attachées aux valeurs de santé et d’écologie. Une entreprise pointée du doigt pour avoir laissé des salariés « cuire » sera perçue comme négligente. Les médias sociaux transforment la photo d’un entrepôt surchauffé en crise de marque employeur en quelques heures.
4. Prévention chaleur au travail : stratégies concrètes pour RH, dirigeants et responsables QVCT
4.1. 5 actions immédiates pour protéger vos salariés pendant les vagues de chaleur
- Horaires décalés : ouvrir l’activité entre 7h et 14h lors des pics orange/rouge. Le risque d’erreurs sera diminué et la satisfaction des salariés meilleure.
- Télétravail ciblé : autoriser le télétravail pour les tâches analytiques.
- Pauses fraîcheur : 10 min/heure dans une pièce à 26 °C maximum. Installer un simple climatiseur mobile, ventilateurs à eau ou, mieux, mutualiser une salle serveur climatisée.
- Hydratation active : fontaines réfrigérées, challenge « 1,5 l/jour ».
- Code vestimentaire adapté : en maintenant la décence, permettre d’alléger les tissus, autoriser des chaussures ouvertes dans les services non industriels.
4.2. Formation managériale : du thermomètre au baromètre émotionnel
- Sensibilisation : comment la chaleur affecte le cortex préfrontal ; reconnaître les signaux faibles (micro-agressions, baisse d’attention, gestes rallongés).
- Ateliers « Météo intérieure » : chaque début de réunion, chaque participant exprime son ressenti entre 1 (glace) et 5 (ébullition). Ce rituel remplace le soupir par la verbalisation, réduit les tensions avant qu’elles n’explosent.
- Techniques de régulation express : cohérence cardiaque (5 min), micro-sieste, visualisation froide (imaginer un paysage polaire).
4.3. Scénarios d’adaptation organisationnelle
D’autres actions peuvent être mises en place :
- A court terme : audit thermique des locaux, plan d’urgence canicule, protocole d’alerte interne (SMS, Teams).
- A moyen terme : travaux pour réduire la chaleur : films solaires, stores extérieurs, toitures « cool roof », végétalisation façades, plan mobilité (éviter transports bondés).
- A long terme : refonte bioclimatique : orientation des bâtiments neufs, géothermie, puits canadiens, politique RSE Climat & Santé Mentale.
4.4. Intégrer la dimension chaleur dans le plan QVCT
- Indicateurs clés chaleur/RPS : mesurer en temps réel la corrélation température / conflits / erreurs / arrêts.
- Matrice de décision : définir pour chaque seuil (jaune, orange, rouge) les mesures RH, HSE (hygiène, sécurité, environnement) et IT (ex. Limiter les réunions supérieures à 30 min, forcer les sauvegardes automatiques).
- Cellule d’assistance psychologique 24/7 : ligne d'écoute et de soutien, déclenchée au seuil orange : soutien émotionnel, réorientation vers le médecin du travail, conseil managérial.
- Communication positive : newsletters internes « Gardons la tête froide », infographies, défis photo « votre pause fraîcheur ».
5. Conclusion – Reprendre la main sur le climat intérieur
Les vagues de chaleur ne sont plus l’exception. Elles sont la nouvelle toile de fond de nos étés professionnels. Ignorer leur influence psychique, c’est accepter un déficit de productivité, une montée des tensions et un risque légal.
À l’inverse, anticiper, former, adapter, c’est transformer un phénomène climatique en avantage compétitif :
- des équipes plus soudées parce qu’elles se sentent protégées ;
- une image employeur pionnière sur la santé mentale ;
- une organisation plus résiliente et plus sobre en énergie.
Comme Julie, chaque RH dispose d’un pouvoir : mettre la chaleur à l’agenda du COMEX, mobiliser la créativité collective, bâtir un environnement où la température intérieure – physique et émotionnelle – reste propice à l’épanouissement et à la performance.